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[Cacao 3/3] De la Côte d’Ivoire au Liberia : la boucle du cacao se déplace

En 1979, les pouvoirs publics ivoiriens pensaient que la grande zone cacaoyère du pays se trouvait encore dans la région de Bongouanou-Dimbokro, à l’est du pays. Apprenant que la production et les revenus de ce qu’on appelait la « boucle du cacao »1 déclinaient rapidement depuis dix ans, le ministre de l’Agriculture, Denis Bra Kanon, convoqua le directeur de la recherche cacao et lui demanda des explications. Il n’en avait pas, et confia une enquête à un binôme d’agronomes de l’ancien Institut Français du café et cacao (IFCC).

Auteur : François Ruf, 2024, CIRAD, SADRCI


Le cacao en cavale…

En 2023, le président Ouattara apprend que la production nationale décroît. Des pertes de 20 à 25% sont annoncées sur la campagne 2023/24. Le président contacte le directeur du Conseil du Café et du Cacao (CCC). En juillet 2023, comme beaucoup d’acteurs de la filière, ce directeur avait évoqué des pluies torrentielles ayant occasionné des dégâts aux cacaoyers. Mais en novembre, selon Jeune Afrique, il avance une nouvelle explication : un système de « contrebande criminelle » expédierait le cacao dans les pays voisins, Liberia et Guinée, où le planteur recevrait 2000 F/kg au lieu de 1000 F/kg en Côte d’Ivoire.

Ainsi, l’histoire du cacao se répète. Dans un grand pays producteur – en l’occurrence le premier au monde – une chute de production surprend les autorités, et les dirigeants de la filière, qui ont du mal à l’expliquer, invoquent des facteurs conjoncturels, de type climat et contrebande. Or celle-ci existe, mais dans les deux sens. En 2023/24, du cacao ivoirien peut se diriger vers la Guinée mais des sacs arrivent du Liberia dans les coopératives ivoiriennes, le long de la frontière. Et lors de la campagne précédente, en 2022/23, le CCC ne s’est pas plaint des quelques 50 000 à 70 000 tonnes de cacao ghanéen passés en toute impunité en Côte d’Ivoire.

Selon Jeune Afrique, il y aurait une autre raison à la chute des récoltes : le CCC a décidé en 2019 de stopper la distribution des plants hybrides produits par la recherche, et de restreindre la distribution d’engrais et de produits phytosanitaires, ce qui aurait occasionné une baisse des rendements.

Comme pour le Ghana (voir l’article), ces explications d’ordre plutôt conjoncturel ne sont pas satisfaisantes. Les pluies torrentielles de juillet 2023 ont joué mais n’expliquent pas tout. La contrebande de cacao a toujours existé et ne fait que refléter les politiques de prix et de commercialisation des Etats voisins. Quant à savoir si les politiques annoncées ont un impact sur le matériel végétal et les intrants chimiques utilisés par les planteurs, ce n’est pas ce que nous avons pu observer.

A la lumière de notre modèle des cycles du cacao (Voir l'article 1/3), et comme au Ghana (Voir l'article 2/3), les faiblesses de la campagne 2023/24 pourraient annoncer une récession structurelle de l’économie cacaoyère en Côte d’Ivoire. Il existe déjà une baisse structurelle mais elle est restée quasi invisible jusqu’à aujourd’hui – ce qui mérite explication.


Des chutes de production structurelles et longtemps « invisibles »

Le modèle des cycles du cacao s’applique largement à la Côte d’Ivoire. Deux graphiques et une carte le démontrent amplement. Avec l’association SADRCI (structure agricole de développement de Côte d’Ivoire), pendant 10 ans, nous avons suivi la production d’une cinquantaine d’exploitations cacaoyères dans la « boucle du cacao » de Soubré, une zone qui émergea dans les années 1980. Jusqu’en 1970, la région du sud de Soubré était une forêt tropicale presque vide d’hommes, avec moins d’un habitant au km2. Elle s’est ouverte aux migrations massives lorsque le pont de Soubré a été construit au-dessus du fleuve Sassandra. Depuis les années 1990 à 2000, cette « boucle du cacao » est considérée comme le grenier à cacao du pays, le plus important de la planète

Or, sur la période 2013-2023, nos relevés mensuels de production montrent une récession quasi continue. Dans le village de Koffikouadiokro, les pertes sont de 40% : les exploitations cacaoyères passent d’une production annuelle de 3000 kgs à 1780 kgs. Dans le village de Brahimakro, où les migrants ont obtenu de plus grandes superficies de forêt au départ, les exploitations perdent 70%, passant d’une production annuelle de 5500 à 1700 kgs (Fig. 1). Dans ce second village, quelques partages de plantations, par l’effet d’un héritage récent entre deux fils du pionnier, réduisent un peu la moyenne des superficies, et contribuent donc à cette baisse accentuée. Mais pour l’essentiel, la chute de la production est imputable à la baisse des rendements et des surfaces par mortalité des cacaoyers.


Fig. 1. Moyenne des productions annuelles de cacao par exploitation dans deux villages de la boucle du cacao de Soubré, entre 2013 et 2023. Sources : Enquêtes SADRCI.

Une comparaison de la production de ces deux villages (exprimée en kgs) avec la production nationale (en milliers de tonnes) donne la clef du mécanisme, caractéristique des cycles du cacao (Fig. 2). Les deux courbes évoluent de façon opposée car l’érosion de la production dans les « boucles du cacao », appelées à vieillir, est compensée par de nouveaux fronts pionniers.


Fig. 2. Moyennes de production d’exploitations de Soubré et production nationale de cacao entre 2013 et 2023.

Pendant plusieurs années, ce processus – le déplacement des boucles du cacao – reste invisible, sauf bien sûr aux acteurs de la filière, puisqu’il est interne au pays et n’apparaît pas dans les statistiques nationales. Par ailleurs, les acheteurs et les coopératives compensent le manque de cacao dans leur zone officielle de collecte avec des réseaux de pisteurs et de camions venant des nouvelles boucles du cacao, comme Blolequin, Man, voire Touba et des quelques dernières forêts dites « classées » (voir plus loin). Les sacs de cacao sont rapidement transbordés d’un camion à l’autre, de préférence la nuit. La « traçabilité » du cacao est encore un mythe. Néanmoins, depuis un à deux ans, la chute de la boucle du cacao de Soubré devient de plus en plus évidente.

Pour compléter la démonstration, idéalement, il faudrait disposer du même profil de production pour les fronts pionniers des années 2000 à 2010. Nous n’avons pas ces données, mais les cartes officielles de la déforestation en Côte d’Ivoire, magnifiquement établies par le BNETD (Bureau National d’Etudes Techniques et de Développement), montrent les centaines de milliers d’hectares de forêts classées qui ont été brûlés entre 2000 et 2015 (en rouge sur la carte, Fig. 3), et qui ont produit des centaines de milliers de tonnes de cacao entre 2010 et 2020. En partie sous l’effet de la quasi guerre civile des années 2000, mais aussi plus largement par des politiques forestières ambigües de longue date, ces forêts dites classées, deviennent, les unes après les autres, les nouvelles boucles du cacao de Côte d’Ivoire.