[Cacao 2/3] Le Ghana ou la “Côte d’Or”, encore aujourd’hui
De 1880 à 1960, le Ghana connaît ses premiers cycles de production de cacao. Il devient le premier producteur mondial dans les années 1920. Toute son histoire cacaoyère reflète, peu ou prou, le modèle bien décrit des cycles de production, fait de booms et de récessions (voir l’article “Un modèle historique universel” ici). Depuis deux ans, le Ghana semble plonger dans une nouvelle phase de récession et les cultures d’hévéa et la recherche d’or tendent à remplacer les plantations de cacao.
Auteur : François Ruf, 2024 CIRAD, SADRCI
Au Ghana, la répétition des “cycles du cacao”
Au long de l’histoire, sous l’effet de vagues de migrants défrichant les forêts, la “boucle du cacao” se déplace progressivement de l’est vers l’ouest du pays. C’est la première illustration du modèle au Ghana. La production de cacao évolue en cycles de booms et de récessions, de région en région1. Au plan national, jusque dans les années 1960, les récessions qui se produisent dans les premières zones sont masquées dans les statistiques par les booms des nouvelles régions (Fig.1).
Puis le Ghana amorce sa récession nationale dans les années 1970, cédant son rang de premier producteur à la Côte d’Ivoire en 1978 (Fig.1). C’est le second cas d’école pour l’application du modèle. Au-delà de ses causes biologiques (épuisement de la “rente forêt”), des erreurs ou contradictions politiques sont avérées, notamment le renvoi massif de dizaines de milliers de manœuvres burkinabés, la promulgation de l’Aliens compliance order de 1969 (Gastellu,1980)2 et le chaos qu’a pu semer la dépendance au cacao (Mikell,1991)3.
Un nouveau boom à l’ouest
Un nouveau boom national du cacao voit le jour dans les années 1980 avec la conquête accélérée des forêts de l’ouest du pays. Deux grands déterminants du modèle sont en jeu. D’une part, le phénomène climatique conjoncturel El Nino de 1983 a un impact structurel dans les vieilles zones cacaoyères au milieu naturel dégradé : une sécheresse historique déclenche d’innombrables incendies de plantations et la famine. Les migrations vers les zones de forêt intactes, vers les régions de l’Ouest, sous pluviométrie forte, et peu ou pas touchées par El Nino, s’accélèrent. En même temps, l’Etat comprend qu’il doit réduire les taxations. Le prix payé au producteur remonte. Conformément au modèle, ces effets prix ou subventions des années 2000 ne jouent pas en faveur des vieilles zones cacaoyères de l’Est mais soutiennent les nouveaux fronts pionniers à l’ouest (Fig. 2) (Ruf, 2007, 2009).
Une nouvelle récession à partir de 2021
Concentrons-nous maintenant sur la probable nouvelle récession cacaoyère, qui apparaît à partir de 2021 et 2022, lorsque la production du Ghana chute de 1 000 000 à 700 000 tonnes (en 2022 et 2023, la production remonte à 750 000 t, auxquelles il faut ajouter quelque 50 000 t vendues en contrebande en Côte d’Ivoire, mais le seuil de 1 000 000 de tonnes semble désormais inaccessible).
Dans un milieu dégradé par plusieurs décennies de monoculture du cacao, un phénomène climatique considéré comme conjoncturel peut avoir un effet profond et structurel. Ainsi les sécheresses de 2021 ne font pas seulement baisser les rendements mais elles accroissent la mortalité des plantations dans les régions déforestées. Le passage de systèmes avec ombrage dans l’est du pays à une pratique de plein soleil à l’ouest favorise d’abord des rendements élevés mais augmente progressivement ce risque de mortalité.
En 1983 le phénomène d’El Nino a généré sécheresses et incendies. En 2023, son retour provoque des pluies torrentielles et des inondations. Il y aura aussi des effets structurels. Un village comme Adubrim, dans le district N’Zema, grand producteur de cacao dans les années 1990, est désormais inondé régulièrement. Les ruissellements ne sont plus arrêtés par la forêt ni par les cacaoyers, en voie de disparition.
De l’usure du milieu naturel au coût financier
Les fronts pionniers des années 2000-2010 à l’ouest du pays, ont été les champions de la consommation de pesticides et des engrais (en partie subventionnés). Dans cette région d’Adubrim, encore très humide, les planteurs épandaient l’insecticide 6 fois dans l’année, en surdosant la matière active. Ces traitements intensifs sur des plantations de 10-15 ans en plein soleil, associés à des fongicides et des engrais de compagnies internationales leur ont permis d’obtenir couramment des rendements de 2 tonnes et plus par hectare, pendant quelques années. Les vendeurs de voitures et camions affluaient pour leur proposer leurs véhicules (Ruf, 2011)5. Dans les années 2020, tout cela n’est plus qu’un souvenir.
Tout d’abord, les conditions économiques et politiques conduisent à une augmentation généralisée des prix. On peut certes évoquer des facteurs externes au Ghana et au déroulement du cycle du cacao, par exemple l’impact du covid, mais les facteurs endogènes, tels que la gestion de la monnaie nationale en pleine expansion6 conduit à une dévaluation continue renchérissant tous les intrants importés. L’augmentation récente et donc tardive du prix du cacao, en septembre-octobre 2023 ne suffit pas à compenser les hausses de prix des produits de première nécessité et des intrants depuis trois ans. La hausse vertigineuse des prix des engrais (et possible baisse de leur qualité) en est le symbole.
Tableau 1. Augmentation des prix pour le planteur de cacao au Ghana entre 2020 et 2023.
Or, dans le déroulement du cycle du cacao, la déforestation et la consommation de la rente forêt impliqueraient d’augmenter la quantité de travail et les doses d’intrants chimiques. Cette combinaison de facteurs endogènes, biologiques, économiques et politiques, annihile la consommation d’intrants et divise les rendements du cacao par trois ou quatre.
La maladie mortelle du “swollen shoot”
Le cacaoyer est touché par un virus qui provoque des désordres de croissance des tissus et gêne la circulation de la sève, entraînant la mort des cacaoyers en quelques années. Un insecte, les cochenilles farineuses, transmettent le virus d’un arbre à l’autre. En piquant le cacaoyer malade pour se nourrir, la cochenille se charge du virus qu’elle transporte ensuite sur un autre cacaoyer, infecté à son tour au moment d’une nouvelle piqûre (CIRAD, 2020)7. La maladie est présente au Ghana depuis des décennies. Mais elle se répand d’autant plus vite que les cacaoyers sont affaiblis par les sécheresses, les inondations, le vieillissement des plantations et le système de monoculture.
Au Ghana, une cacaoyère dévastée par la maladie virale du Cocoa Swollen Shoot Virus (CSSV) © François Ruf.
Les planteurs signalent aussi la pression croissante des termites, un très ancien ennemi du cacaoyer. Elles détruisent notamment les jeunes plants et réduisent un peu plus les chances de renouveler les vergers dans les anciennes zones de plantation. Elles s’attaquent aux cacaoyers lorsque la forêt, leur habitat et source de nourriture, disparaît – ce qui symbolise bien la consommation de la rente forêt au fil du déroulement du cycle.
L’orpaillage, dévoreur de cacao et de forêt
Aujourd’hui le Ghana redevient la “Côte d’Or” (Gold Coast), le premier producteur d’or en Afrique (Ecofin, 2023)8. En corollaire, les mines officielles détruisent plusieurs des villages et terroirs du cacao. A côté des mines légales, le “galamsey” (orpaillage) devient le premier concurrent du cacao, attirant les jeunes, voire les enfants. Son impact sur le coût du travail est évident (Tableau 1). Il ne concurrence pas seulement le cacao pour le travail mais aussi pour les terres, occupant sept fois plus de territoires que les mines légales9. Les planteurs démarchent les orpailleurs pour leur vendre définitivement ou pour leur louer les cacaoyères, selon un loyer fixe ou en métayage, un quart de la valeur de l’or revenant au propriétaire de la plantation. Dans tous les cas c’est un processus quasi irréversible. Les cultures, dont le cacao, ne reviendront pas avant longtemps. Après avoir brièvement profité de l’aubaine, les planteurs qui cèdent leurs terres plongent dans la misère.
L’orpaillage dévore même les forêts classées, avec des complicités politiques. « Tout le Ghana devient une mine d’or », me disait le regretté Serge Bini, mon collaborateur, en 2010. Il en pressentait déjà l’impact sur la production nationale de cacao et les dégâts humains. Les machines ayant mis les sols à nu et détruit toute végétation, l’eau de pluie n’est plus évaporée ni absorbée. Des villages entiers sont inondés. l’alcoolisme, la drogue et la prostitution prospèrent. Accusé aujourd’hui de tous les maux – particulièrement d’être l’agent de la déforestation – le cacao sera bientôt « regretté » et deviendra ce qu’il faut protéger…